Paul Khalifeh -
Administration, politique, économie, plus un secteur n’a de secret pour Mireille Aoun. «Conseiller spécial» du président, la fille du chef de l’Etat tire la sonnette d’alarme: le risque d’un effondrement économique est élevé si rien n’est fait pour freiner la chute.
Mireille Aoun Hachem ne laisse pas indifférent. Que l’on soit formaté par les préjugés ou, au contraire, résolument impartial, le contact avec la fille du président de la République dégage une foule d’impressions positives. Ambitieuse mais modeste, optimiste tout en étant réaliste, déterminée sans être entêtée, la personnalité de la jeune femme semble constituée d’un habile dosage du meilleur de chaque trait de caractère. Le courage n’est pas la moindre de ses qualités. Du courage, il en faut pour plonger les mains dans le cambouis de l’administration publique, ou pour se lancer dans la politique, ce monde très masculin au Liban, cette arène impitoyable, où tous les coups sont permis, où ses faits et gestes sont épiés à la loupe. Car à travers elle, c’est aussi son père que l’on voit… et que l’on vise. Etre la fille du chef de l’Etat a, dans certains aspects, ses inconvénients. Mais il a surtout des avantages, celui de commencer avec une grande longueur d’avance sur tous les autres. Aurait-elle pu décrocher le poste de «conseiller spécial» du président si elle n’avait pas été sa fille? Mireille Aoun ne voit pas cette fonction comme un privilège mais comme une grande responsabilité, où l’échec sera lourd de conséquences. «Je n’ai pas besoin de ce poste pour travailler et je ne suis pas rémunérée pour ce que je fais, explique la jeune femme à Magazine. C’était un désir de ma part de profiter de ma position en tant que fille et de ma proximité avec le président pour faire le lien entre toute une communauté, une société publique et privée, et la présidence de la République.»
Des compétences multiples
Sa nomination à la tête de l’administration présidentielle est le résultat direct de ses compétences multiples. Mireille Aoun est une spécialiste des technologies de pointe (Voir encadré page 19). Elle connait bien le fonctionnement de l’administration pour avoir lu les textes de loi relatifs aux ministères: les organigrammes, le cadre, les tâches, les prérogatives. «Je suis d’autant plus familière avec le modèle administratif que j’ai réalisé un important projet de gestion des ressources humaines pour le compte du ministère français de la Justice et un autre pour la Poste qui est un grand établissement public», dit-elle.
A la présidence, l’administration obsolète avait besoin d’être dépoussiérée et mise à niveau, car le cadre et l’organigramme dataient du XXème siècle. «Je savais que je pouvais avoir un grand apport dans ce domaine, souligne-t-elle. Je me suis donc proposée pour travailler auprès du président, pour créer une présidence modèle, plus dynamique, et introduire la notion de cabinet. Dans cette structure, il y a des cellules diplomatique, économique, justice, sécuritaire… dirigées par des conseillers qui sont porteurs du projet du président ou du parti qui l’a amené au pouvoir. Leur mission est de s’assurer de la cohérence des politiques menées par les institutions et la vision du président (…) Tous les décrets ou l’ordre du jour du Conseil des ministres ne doivent pas être en contradiction avec l’agenda du chef de l’Etat. Nous aurions pu faire un travail plus développé mais à cause des élections législatives et des crises politiques nous avons quelque peu revu nos ambitions à la baisse.»
Son accession à ce poste n’est donc pas un cadeau, un acte de népotisme? «Donald Trump a nommé sa fille et deux gendres dans son Cabinet, répond-elle. Leur action est diluée car il s’agit d’une grande administration. Il faudrait que l’on profite de cette proximité car nous avons accès au président beaucoup plus facilement. J’essaie de mettre ma proximité avec le président dans un cadre d’apport positif. Je ne lui cache jamais rien, je lui dis la vérité telle qu’elle me parvient car je ne crains pas de perdre mon emploi. Je n’ai pas besoin de jouer un rôle avec le président ni de faire de la dissimulation. Je tiens à sa réussite. Je ferais tout ce que je peux pour y parvenir.»
Militante de la première heure
En plus de ses compétences administratives, Mireille Aoun Hachem a baigné très tôt dans la politique, en accompagnant son père dès le début de son parcours. Militante de la première heure, elle a rejoint en 1989, à peine âgée de 20 ans, Liwa’ al-Ansar, cette structure créée pour canaliser et organiser le vaste courant populaire qui soutenait Michel Aoun, chef du gouvernement militaire à l’époque. «J’ai toujours été dans le back-office politique jusqu’à notre retour au Liban en 2005, se souvient-elle. Lors de la création du parti, nous étions mes sœurs et moi-même de simples militantes.»
Grâce à la proximité avec son père, elle a eu un apprentissage dans presque tous les domaines de l’action publique, ce qui lui a permis de se constituer un solide bagage enrichi d’une expérience vécue en temps réel. Ainsi, elle a été pendant trois ans au cabinet du général Aoun lorsqu’il était président du bloc parlementaire de la Réforme et du Changement. «J’ai aussi beaucoup travaillé sur le CPL (Courant patriotique libre), indique-t-elle. Je me suis rendu compte, cinq ans après l’adoption du règlement interne, des erreurs et des insuffisances. J’ai effectué de vastes recherches sur les partis et j’ai proposé une nouvelle version du règlement interne.»
Ascension au CPL
En 2013, après l’ajournement des élections législatives, il y a eu un «grand ralentissement dans la vie politique». C’est à cette époque qu’elle accepte une offre d’emploi à la Cedrus bank (Voir encadré page 21). Elle y restera jusqu’au 31 octobre 2016, date de l’élection de Michel Aoun à la présidence.
Entretemps, elle poursuit son ascension au CPL où elle est élue, en février 2016, membre du Conseil politique du parti fondé par son père, mais dirigé, depuis, par son beau-frère Gebran Bassil. Lors de cette échéance, elle opte pour la «légitimité populaire», refusant d’être nommée –comme le sont certains membres de ce Conseil-, préférant l’élection par les commissions régionales.
En novembre dernier, elle crée la surprise en ne présentant pas sa candidature pour le renouvellement du mandat de cette instance. Sa décision a alimenté les rumeurs, d’autant plus légitimes, que les informations sur une lutte de pouvoir au sommet du CPL foisonnent dans les milieux politiques et médiatiques. Mireille Aoun balaye d’un revers de main ces explications. «Lors de mon élection, j’avais promis de rendre visite à toutes les commissions au moins deux fois par an, dit-elle. J’ai tenu ma promesse mais c’était très dur car il y a 25 régions et il fallait trouver du temps pour cela. A cause de mes fonctions auprès du président, je ne peux plus le refaire. De plus, le Conseil politique a un rôle consultatif. Pour ces deux raisons, j’ai décidé de ne pas me représenter.»
Elle reconnaît, toutefois, «des styles différents» avec Gebran Bassil. «J’ai toujours revendiqué cette particularité et le ministre Bassil admet cette différence tactique, précise-t-elle. Cette diversité est une source de richesse. Le tayyar est un courant rebelle qui a ressemblé des gens d’horizons divers, de la gauche à la droite. L’important est que nos styles ne s’opposent pas, qu’ils servent le même objectif, celui de transporter le Liban vers une autre dimension. Certains sont plus à l’aise avec mon approche, d’autres, en revanche, préfèrent la sienne.»
N-a-t-elle pas un problème relationnel avec Gebran Bassil que certains jugent autoritaire tout en lui reconnaissant des qualités de grand travailleur et de fin tacticien politique? «Il y a des gens qui aiment ce style d’autres non. Au final, la carte est entre les mains des électeurs du parti», répond-elle.
Mais M. Bassil n’a-t-il pas verrouillé le parti afin d’empêcher les voix contestataires de percer? Des militants de la première heure, parfois membres fondateurs, n’ont-ils pas été poussés vers la sortie, ou carrément exclus car ils n’étaient pas d’accord avec lui? «Un parti est une association, partir ou rester est une décision libre, dit-elle. Aujourd’hui, la majorité des 30 000 militants ont fait un choix démocratique. Personne ne s’est présenté contre Bassil. Alain Aoun s’est retiré de la course car le favori du président était le ministre Bassil. Ceci dit, il y aura des élections en août de l’année prochaine et la base aura l’occasion de se prononcer. Le président est élu par la base et chacun pourra faire campagne, surtout que les réseaux sociaux permettent de délivrer les messages à tous.» Sera-t-elle candidate? «Je n’ai pas encore réfléchi à la question», déclare la conseillère du président.
Pas de rivalité avec Bassil. Mireille Aoun «comprend» la confiance infaillible que le chef de l’Etat a placée en Gebran Bassil. «Les fondateurs ont toujours un poulain, un dauphin, explique-t-elle. Il faut préparer la succession soigneusement. Dans ma vie professionnelle, j’ai vécu des successions dans le secteur privé, c’est la même chose dans les associations politiques. Il s’agit d’un phénomène naturel. Déjà, l’expérience politique du président avec le ministre Bassil est plus développée que celle qu’il a eue avec moi. L’idée même qu’il soutienne Bassil ne me choque pas et je le comprends. C’est vrai qu’il lui fait grandement confiance car il a une longue expérience, un bon parcours. Il y a des combats politiques qui ont réussi avec, ou parfois grâce, à Gebran, à sa ténacité, à sa détermination.»
Même au niveau du choix des ministres du CPL et du chef de l’Etat, Mme Aoun Hachem dément l’existence de rivalités avec le ministre des Affaires étrangères. Ainsi, c’est M. Bassil qui a choisi Raëd Khoury, considéré comme un de ses proches. «J’encourage les personnes qui ont réussi à transférer leur succès du secteur privé vers le public. Il faut avoir cette biculture, dit-elle. C’est ainsi que Raëd Khoury, qui était déjà membre du parti sans être actif, a commencé à participer aux travaux de la commission économique du CPL, et c’est dans ce cadre qu’il a été proposé par M. Bassil au poste de ministre de l’Economie, avec mes encouragements. Son bilan est positif.»
L’étude McKinsey
En sa qualité de conseiller principal du président, son rôle est de coordonner l’activité du Cabinet. Elle ne remplace aucun conseiller mais a gardé le dossier économique car son souhait est que l’on retienne que le mandat du président Aoun était «prospère». «La prospérité passe par l’emploi et la croissance, qui sont créés par les investissements. C’est là qu’intervient le rôle de l’Etat qui doit assurer un climat propice, explique-t-elle avant de poursuivre: «Les investisseurs ont besoin d’une stabilité politique et sécuritaire, d’où les nominations à la tête des services de sécurité et la loi électorale. Ils ont aussi besoin d’une stabilisation du système juridique. Depuis le début, je donne l’alerte. Le problème, c’est que les investisseurs ne savaient pas où investir à cause de l’absence d’indicateurs capables de montrer une direction. D’où l’idée de faire appel à un cabinet de conseil international, McKinsey, pour mettre au point une vision économique globale. L’étude est terminée et a été remise au ministre de l’Economie. C’est au prochain gouvernement de la mettre en œuvre. Le projet est entièrement intégré dans le cadre de la conférence CEDRE.
Quand l’ambassadeur Pierre Duquesne a vu tous les projets prévus par le Liban, il s’est interrogé sur le type d’économie qu’ils doivent servir, surtout que nous savons que la capacité du Liban est d’1,5 milliard de dollars d’investissement par an. La question des priorités s’est posée: par quel projet commencer, dans quel secteur? Il fallait donc s’appuyer sur un canevas économique susceptible de porter la croissance. L’étude de McKinsey et le projet préparé par le bureau du Premier ministre se sont complétés. CEDRE était un travail commun entre la présidence et le bureau du Premier ministre et je pense que nous avons fait un bon projet. McKinsey était mon initiative, j’ai tenu à impliquer tout le monde car le Liban est une démocratie consensuelle. Certes, ça prend plus de temps mais c’est plus solide.»
Pense-t-elle que l’effondrement économique est inéluctable? «Le président et toutes les instances officielles l’ont dit, nous sommes sur la ligne rouge, avertit Mireille Aoun. Nous n’avons pas encore basculé mais le risque est très élevé. C’est comme si nous avons une température de 40°. On ne peut pas se permettre de ne rien faire. Il faut commencer à administrer des médicaments. A 39°, on peut éventuellement ne pas intervenir, en espérant que le corps va gérer de lui-même. A 40°, c’est impossible. Il faut faire quelque chose.»
Les projets de CEDRE sont-ils la thérapie adéquate? «Cette conférence comporte plusieurs niveaux, répond-elle. Il y a les projets d’infrastructure qui permettent d’injecter de l’argent frais dans l’économie. Il y a aussi la vision économique McKinsey à moyen et à long terme pour relancer la croissance et créer de l’emploi. Ce ne sont pas uniquement les secteurs de l’immobilier et de la restauration qui peuvent le faire. La restauration, par exemple, booste le secteur du tourisme. Mais pour que le touriste revienne, il faut réhabiliter l’aéroport, les routes, avoir des plages propres etc… c’est un tout. Le Liban a beaucoup d’avantages compétitifs mais il a atteint les limites sur tous les plans. Cependant, tout n’est pas perdu mais il faudra beaucoup de discipline, de rigueur, de transparence et de consensus pour s’en sortir.»
Le Liban et la région traversent une période de transition délicate. «Il y a des changements de régime et de style, pense la conseillère du président. Regardez le Yémen, où un nouveau pouvoir est en train de se mettre en place; l’Arabie saoudite, qui déclare cette année un déficit de 36 milliards de dollars; les Emirats arabes unis qui ne font plus de croissance. Au Liban aussi, une nouvelle classe politique est en train d’émerger grâce à la loi électorale. Il faut bien analyser les résultats des législatives, avec 60% de nouveaux venus. Ces personnes ont d’autres reflexes, une nouvelle dynamique. Tout cela est porteur d’espoir. A condition que la classe politique soit consciente de l’opportunité à saisir.»
Dans ces bouleversements régionaux, il ne faut pas oublier ce qui se passe en Syrie. «Notre parti politique a toujours été opposé à l’intervention syrienne au Liban, rien ne justifie l’ingérence libanaise en Syrie, comme nous l’avons vu au début du conflit», soutient-elle. Que dire de l’implication du Hezbollah dans ce pays? «Certes, le Hezbollah est intervenu en Syrie, mais après quoi? Après Lutfallah I, Lutfallah II… (Le navire chargé d’armes destinées aux rebelles syriens intercepté au large des côtes libanaises, ndlr), argumente Mme Aoun Hachem, Qui a empêché l’armée de se positionner aux frontières pour endiguer le flux des terroristes? Sur un plan militaire et sécuritaire, heureusement que le Hezbollah est allé en Syrie, alors que Daech était à 50 kilomètres de Beyrouth. Sur un plan politique, il est, certes, difficile de cautionner cette intervention», conclut-elle.
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